Industrie connectée Données industrielles Briques technologiques L’usine du futur et ses enjeux humains : quand la technologie revisite le rôle du travail de l’homme dans l’organisation industrielle Emmanuelle Garbe Emmanuelle Garbe Publié le 21/10/25 Sommaire La 4ème révolution industrielle « L’usine du futur » Les métiers de l’usine du futur Quel impact sur l’organisation du travail ? L'auteur Emmanuelle Garbe est Maîtresse de conférences en Gestion des Ressources Humaines (GRH) à l’IAE Paris – Sorbonne Business School, co-directrice du Master RH & RSE en alternance Fermer L'auteur Emmanuelle Garbe est Maîtresse de conférences en Gestion des Ressources Humaines (GRH) à l’IAE Paris – Sorbonne Business School, co-directrice du Master RH & RSE en alternance Le propos à l’automne 2021 d’Agnès Pannier-Runacher, ancienne ministre déléguée à l’Industrie (2020-2022), avait suscité la polémique, en évoquant lors d’une conférence le terme de « magie » pour parler du travail à l’usine. La conférencière s’appuyait sur cette citation pour creuser ce sujet de débat autour du concept de magie et réfléchir à l’impact de l’usine du futur sur l’humain et sur le travail de l’Homme dans les usines. Quand il est question des usines et des enjeux sociétaux, la première chose qui vient à l’esprit est la menace du développement de la technologie sur l’emploi. Contradictoires sur différents aspects, plusieurs études se rejoignent sur un constat tendant à confirmer ces craintes : l’introduction des technologies dans l’univers professionnel aurait tendance à réduire le nombre d’emplois et plus particulièrement dans les usines. Alimentant ce sujet d’inquiétude, certaines études indiquent qu’ajouter un robot dans une zone géographique donnée peut réduire de 3 à 6 fois le nombre d’emplois. La 4ème révolution industrielle Qu’entend-on à travers les termes d’industrie du futur, d’usine du futur, d’usine 4.0, de « smart factory », ou d’industrie 4.0 ? Répondre à cette question suppose un rappel historique : La première révolution industrielle est celle du XVIIIème siècle, liée à l’invention de la machine à vapeur et à la création des premières manufactures ; La deuxième fait référence à Ford et à Taylor ; il s’agit de l’invention des lignes de production, de la production de masse avec l’arrivée de l’électricité et des moteurs ; La troisième est celle du XXème siècle et de l’automatisation ; La quatrième est celle des systèmes cyber physiques et de la connexion des objets entre eux, capables de fournir de la donnée. Comment se caractérise cette 4ème Révolution industrielle ? En premier lieu, il s’agit d’une modernisation de l’outil productif avec l’arrivée de machines nouvelle génération dans les usines. On parle de Close door machining, des machines en autonomie totale qui mettent en œuvre le processus de fabrication de A à Z. Concrètement, cela signifie que dans une usine qui fabrique des pièces de moteur d’avion, par exemple, vous mettez un bloc d’acier ou de métal brut, vous lancez le programme et après des heures, voire des jours d’attente, vous avez à la sortie une pièce entièrement et parfaitement réalisée. Tous les outils sont intégrés dans la machine et une fois le programme lancé, la machine ne s’arrête jamais. Ces machines génèrent de la donnée et sont pilotées par des programmes informatiques. Les données vont être utilisées pour rendre plus efficiente la production via l’ensemble des flux d’information qui sont générés. Cette nouvelle donne conduit à repenser complètement la stratégie des organisations industrielles. Le rôle des opérateurs et des ingénieurs sur site évolue, à l’instar des exigences des clients ; ces derniers demandent plus de flexibilité et plus d’adaptabilité. On transforme la logique des métiers et l’organisation du travail. Les frontières inter-métiers disparaissent et on repense l’organisation en limitant au maximum la ligne hiérarchique pour plus de réactivité. Différentes « briques technologiques » vont s’ajouter au process industriel dans le but d’augmenter la productivité mais aussi la traçabilité des pièces : Le cloud va permettre de connecter et d’agréger toutes les données industrielles à l’échelle de l’entreprise dans son ensemble pour les comparer et les « faire parler ». Par exemple, chez Renault, un cloud permet de collecter les données de quelque 2500 machines. L’internet des objet (IOT) représente tous les objets connectés les uns aux autres, ce qui permet de diffuser l’information auprès de toutes les équipes au sein des sites, mais aussi de collecter l’information. La réalité augmentée, très utile notamment pour le contrôle qualité et la maintenance des machines, permet de superposer une réalité à l’existant. La réalité virtuelle. Certaines entreprises se dotent de plus en plus d’un « jumeau numérique » réalisé à partir des données collectées sur ses différents sites. Grâce à la réalité virtuelle, on peut s’entraîner pour anticiper une meilleure gestion des flux et de la production ou pour former les collaborateurs. La robotique, voire maintenant la cobotique. La particularité des robots 4ème génération par rapport à la 3ème révolution industrielle est qu’ils côtoient l’homme. On avait tendance à les considérer comme dangereux et à les enfermer dans des cages jusqu’aux années 1990, et ils ont été en quelque sorte « libérés ». et ce que l’on nomme communément le big data consiste à faire parler les données afin de réduire la consommation d’énergie sur les lignes de production, prévenir les pannes, anticiper des futures évolutions. La dernière brique est l’intelligence artificielle, sur laquelle peu d’entreprises sont encore positionnées. « L’usine du futur » Il en existe aujourd’hui différentes représentations qui se contestent les unes et les autres. La question est de savoir laquelle va prendre le dessus. Quelle représentation sera adoptée en matière de changement technologique et de déploiement industriel ? Si l’usine du futur n’est très souvent approchée que par la technique, comment ces technologies revisitent le rôle du travail de l’homme et de la femme dans l’usine ? Comment les métiers sont transformés et comment les acteurs qui travaillent avec ces technologies voient leurs métiers et leurs compétences évoluer ? Globalement, la littérature consacrée au sujet fait état d’une hypothèse de départ, la convergence des intérêts, entre les intérêts productifs, augmenter la performance, et les intérêts sociaux. Sur le volet économique, Il y a une sorte d’adage partagé selon lequel les gains de productivité obtenus grâce à la donnée finiront par créer un avantage compétitif si important que les entreprises qui n’auront pas pris ce virage ne pourront pas rivaliser avec les autres. Concernant la dimension sociale, certains insistent sur le fait que l’usine du futur, c’est l’usine de l’Homme au service d’un modèle humain et social. Des éléments de langage sont d’ailleurs diffusés en ce sens : Le recours à la technologie, aux robots, va permettre d’éviter des situations de travail physique pénibles, comme les ports de charge. Grâce à l’arrivée de ces nouvelles technologies, on va pouvoir enrichir le travail dans les usines. La réalité augmentée, la cobotique, les chatbots ou les objets connectés vont permettre aux collaborateurs de se concentrer sur des tâches à plus haute valeur ajoutée. Chez Michelin, par exemple, les opérateurs sont équipés de montres connectées pour suivre le travail des machines tout en restant mobile auprès des différents services. Plus de performance ne rime pas forcément avec plus de stress. On ne retient plus la notion de cadence : ce sont les machines qui fabriquent, et non plus les Hommes. A l’instar de la notion de « magie » utilisée par la ministre, cette hypothèse de départ est remise en cause. Pourquoi met-on l’individu au cœur de l’usine, pourquoi affiche-t-on cette volonté d’améliorer et de transformer le quotidien de l’opérateur, de l’ingénieur et du technicien ? Parce qu’on ne peut pas développer l’usine du futur sans embarquer les acteurs cités ci-dessus. On observe à cet égard que la mise en œuvre du changement est relativement délicate, avec notamment de la résistance, de la passivité des acteurs qui ne souhaitent pas s’engager. 43% des acteurs présents sur les sites de production entendent la nécessité de basculer vers l’usine du futur, d’intégrer ces nouvelles technologies, mais attendent une régulation pour calmer leurs inquiétudes. On estime le corps social engagé à seulement 35% dans l’usine du futur. Pour se rendre attractives et mettre en place le changement, les usines adoptent un mix de deux approches : l’approche « top down » avec la définition d’une stratégie à 5-10 ans, le concept de « think big » ; l’approche « bottom up » avec la notion de « start small » : les collaborateurs sont sollicités pour formuler des propositions sur ce que peut apporter le digital pour traiter des différentes problématiques rencontrées dans les usines. « Roll out fast » repose sur l’idée que la mise en place rapide de solutions digitales est facteur d’accélération du progrès. Les métiers de l’usine du futur L’usine du futur va impliquer une profonde et nécessaire évolution des compétences. Chez Safran, par exemple, on observe qu’ 1/5ème des collaborateurs vont être impactés sur les 5 prochaines années dans le cadre du déploiement de l’usine du futur. Illustrons par un focus sur 3 métiers : L’opérateur n’est déjà plus collé aux machines, il ne touche plus les pièces. Il va contrôler, piloter les machines. L’opérateur va devenir un pilote du centre d’usinage ou d’installation et ne sera plus un usineur, un tourneur, ou un fraiseur. Autrement dit, il sera un expert avec des savoir-faire précis plutôt qu’un technicien. Il s’assurera du bon fonctionnement des machines avec une expertise polyvalente. Le professionnel perd ainsi petit à petit le contact avec les pièces et avec les machines. On peut donc parler de montée en compétences et de valorisation par le travail. Mais, il y a une contrepartie : l’opérateur est piloté par la machine, il est celui qui « donne à manger à la machine », qui lui fournit la matière première pour pouvoir fabriquer les pièces, qui va changer les outils de la machine… On observe ainsi une polarisation du travail avec d’un côté des opérateurs « plus-plus », véritables experts, et de l’autre côté, des opérateurs « moins-moins » qui deviennent les « petites mains » de la machine. La question est de savoir si ces derniers vont encore exister sur le long terme ou s’ils seront remplacés par des robots. L’ingénieur méthode écrit le programme qui permet aux machines de fonctionner. Il récupère en permanence les données fournies par les machines. Il va jouer un rôle majeur en matière d’analyse de données et d’amélioration des processus de production. Le métier va évoluer dans le sens d’une montée en abstraction et en complexité, donc une montée en compétence, car les machines sont de plus en plus complexes, avec des programmes visant à l’autonomie totale et la fin des arrêts machines, et des programmes à « tiroirs » (programme algorithmes versus programme d’usinage). L’autre sujet est celui du travail en réseau des machines. Il faut donc un système qui supervise l’ensemble du parc machines. Les ingénieurs méthodes sont ainsi amenés à travailler, non plus en silo, machine par machine, mais sur l’ensemble du système en supervision. Ces professionnels perdent ainsi petit à petit le contact avec les pièces et avec les machines. Le technicien de maintenance dépanne les machines et assure leur bon fonctionnement. Il y a deux types de maintenance : la maintenance curative (la machine tombe en panne, je la répare) et la maintenance préventive (qui consiste à changer les pièces en prévision de leur usure). Avec l’usine du futur, on bascule dans la « maintenance prédictive », l’anticipation des pannes avec l’analyse des données de la machine (savoir quelles pièces changer et à quel moment), tout en évitant le surcoût de la maintenance préventive. De plus en plus de techniciens sont amenés à intervenir sur des pannes qui ne relèvent pas de pièces cassées ou défectueuses, mais sur des problèmes informatiques et d’exécution d’un programme. Le technicien dépanne ainsi de plus en plus sur PC. On a là également une logique d’évolution des compétences assez forte, avec la mobilisation des données mais aussi l’utilisation de nouvelles technologies du type réalité augmentée. Si l’on peut parler de montée en compétences, on observe aussi des points un peu plus sombres avec une tendance à l’externalisation de la maintenance : plus les machines sont compliquées, plus les usines ont tendance à se retourner vers les fabricants pour être dépannées. A terme, avec l’IA, on ne demandera plus au technicien d’analyser les données, la machine s’en chargera directement. L’anticipation des pannes machine ne sera peut-être plus d’actualité dans quelques années… Quel impact sur l’organisation du travail ? L’un des enjeux majeurs de l’usine du futur est le « désilotage » des données : faire parler les données en les mettant en corrélation les unes avec les autres). Cela nécessite une coordination des différents acteurs qui collectent et analysent les données et bien sûr une articulation entre production, qualité et maintenance. On observe ainsi le développement de fonctionnement en îlots de production dans une logique que l’on peut qualifier de libération du travail. Par exemple, le programme intitulé « Le management autonome de la performance et du progrès » mis en place chez Michelin depuis 2013-2014 a recréé des « mini-usines » sur les sites de production afin de faciliter la collaboration et la responsabilisation des différents acteurs. L’étape potentielle suivante est l’hybridation des métiers avec leur décloisonnement. Une telle évolution suppose des acteurs polyvalents dotés de compétences transverses. Les compétences nécessaires à l’industrie du futur sont in fine presque communes, transverses, aux opérateurs, aux métiers de la maintenance et des méthodes avec : de la supervision de machine, la capacité à travailler en mode projet, la capacité de mobiliser des outils technologiques divers, des compétences pointues sur l’analyse de données, un savoir-être articulé autour de l’autonomie, de la prise de décision et de la polyvalence. Ces évolutions justifient d’autant plus des démarches d’anticipation et d’ajustement des compétences par le biais de la formation. Certaines entreprises, comme Safran et Michelin, par exemple, ont créé leur propre centre de dédié à la formation afin de pouvoir répondre à ces besoins. Elles justifient également de réaliser un travail prospectif sur les métiers de demain en lien avec la data : les métiers de l’IT, du cloud, de la cybersécurité, de chief data officer… On peut en définitive pointer deux enjeux majeurs de l’usine du futur : La machine au service de l’Homme ou l’Homme au service de la machine ? avec d’un côté la cobotique, l’ergonomie des postes de travail, la fin ou une très forte réduction du travail de nuit liée à l’automatisation des usines, et d’un autre côté, la machine « personnifiée » avec des machines qui « deviennent chef » et donnent des injonctions aux travailleurs et des travaux extrêmement répétitifs. L’autonomie versus le contrôle, avec d’un côté la perspective de responsabilisation des collaborateurs et de libération du travail, et d’un autre côté, la mise en réseau des machines, le suivi des process de production, pièce par pièce et potentiellement opérateur par opérateur, ce qui pose la question de la surveillance, le fait de ne pas « se sentir fliqué » par les machines, comme l’attestent certaines remontées dans les usines. Pour aller plus loin : télécharger l'intervention d'Emmanuelle Gabre Pour aller plus loin : télécharger l'intervention d'Emmanuelle Gabre PDF - 1 831.8 Ko Partie précédente Article suivant Partie précédente Les algorithmes sont-ils une opportunité pour la fonction RH ? 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