Initiatives syndicales Management algorithmique IA et action syndicale : les guides de la CFDT Cadres et de l’Ugict-CGT (France) Franca Salis-Madinier et Matthieu Trubert Franca Salis-Madinier et Matthieu Trubert Publié le 21/10/25 Sommaire Quelles ont été les modalités d’élaboration des guides ? Quel accompagnement avez-vous mis en place pour diffuser vos guides respectifs ? Quelle importance accordez-vous aux niveaux européen et international ? Comment abordez-vous aujourd’hui la question du dialogue social avec l’intégration de l’IA dans les organisations ? Les auteurs Franca Salis-Madinier est Vice-présidente du groupe « travailleurs » Comité économique et social européen (CESE), et Secrétaire nationale de la CFDT Cadres en charge de l’Europe et de l’international. Matthieu Trubert est Copilote du collectif Télétravail et numérique de l’Ugict (Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens) -CGT. Fermer Les auteurs Franca Salis-Madinier est Vice-présidente du groupe « travailleurs » Comité économique et social européen (CESE), et Secrétaire nationale de la CFDT Cadres en charge de l’Europe et de l’international. Matthieu Trubert est Copilote du collectif Télétravail et numérique de l’Ugict (Union Générale des Ingénieurs, Cadres et Techniciens) -CGT. Un dialogue à deux voies, animé par Nadia Rahou[1], chargée de mission à l’ANACT, autour des guides publiés par la CFDT Cadres « Nos droits face aux algorithmes » (9) et par l’Ugict-CGT « Intelligence artificielle et algorithme : pour quelle ‘robolution’ ? » (10) . Franca Salis-Madinier (CFDT Cadres) Il est important de pouvoir discuter et débattre de cette technologie numérique. Pour nous, le sujet est européen. Le guide introduit tout le contexte de l’IA au niveau européen et français. Il contient une partie juridique importante et donne la parole aux acteurs de terrain. Ce guide a été conçu comme un outil. A partir des débats européens, la CFDT a organisé un comité national composé de toutes les parties prenantes. Nous avons retenu deux enseignements majeurs : Il y avait beaucoup de peurs autour de la question de l’IA ; Il y avait très souvent une absence de dialogue lors d’une introduction de certaines technologies dans les organisations. Nous avons créé un groupe de travail en 2020 autour du constat qu’il était nécessaire de démystifier le sujet, d’où la nécessité de créer un outil favorisant le dialogue. L’IA est une technologie qui n’est ni bonne ni mauvaise en soi, cela dépend de l’utilisation que l’on en fait, comme toute technologie nouvelle. Elle soulève une interrogation très importante : quelle place est laissée à l’humain dans la décision ? Et c’est une technologie qui perturbe, qui engendre des conséquences et des impacts très concrets sur l’emploi, en ce qui concerne le nombre d’emplois, mais aussi leur qualité. Des métiers disparaissent, d’autres sont modifiés. Matthieu Trubert (Ugict-CGT) Il s’agissait pour nous d’une étape supplémentaire s’ajoutant à une démarche plus globale, une campagne intitulée « le numérique autrement » en réponse à l’appel d’offres de l’Agence nationale d’amélioration des conditions de travail (ANACT). Concernant les enjeux de l’IA, l’idée de ce guide était de poser les bases de notre orientation syndicale. Le message clé est qu’il n’y a pas de déterminisme technologique - en référence à Turing - et que la question de « robolution » (robot et révolution) n’aura de sens que si elle s’inscrit dans une perspective de progrès social et environnemental. C’est donc à la société dans son ensemble de décider ce qu’elle en attend. Dans le guide, nous questionnons 3 thématiques : IA et algorithme, de quoi parle-t-on ? (Quelles sont les composantes de l’IA et pour quelles finalités ?) ; L’IA et le monde du travail. (A quels changements peut-on s’attendre en tant que travailleur ? Quid de la relation humain/machine ? Quelle politique RH ?) ; Quel impact sur la société ? (transition sociale et écologique, mixité culturelle, citoyenneté, droit à la vie privée au travail…). En rapport avec ces thématiques, nous adressons quatre propositions principales : réglementer et encadrer la conception et l’usage des nouvelles technologies ; la question de la formation, qui doit être continue, à la fois sur le numérique et sur l’évolution du métier en lui-même ; la question fondamentale du management de proximité : ne pas laisser les outils piloter l’activité mais les concevoir et les utiliser comme une aide à la décision ; la politique RH avec un besoin d’intégration forte de cette filière RH aux projets de transformation numérique, le RH de proximité devant disposer d’un pouvoir prescripteur sur les formations et la qualité de vie au travail avec des budgets dédiés. [1]Chargée de mission à l’ANACT, membre du conseil scientifique de la 37ème session nationale de l’INTEFP Quelles ont été les modalités d’élaboration des guides ? Franca Salis-Madinier (CFDT Cadres) Nous avons identifié des représentants CFDT dans les entreprises et les administrations intéressés par le sujet. Ces personnes ne savaient pas si leurs organisations utilisaient l’IA. C’est dire si le sujet était peu abordé ! Le fait que même les dirigeants ne soient pas toujours conscients que cette technologie a été introduite dans leur entreprise en dit long. Le sujet est généralement traité par des spécialistes de l’informatique. C’est une question qui est essentiellement abordée d’un point de vue technologique et pas assez sur le plan politique, humain ou démocratique. La Poste, Orange, Orano (ex-Areva), des chercheurs, des experts issus de différents secteurs d’activité, des représentants du gouvernement ont participé à l’élaboration du guide aux côtés de la CFDT. Nous avons également travaillé avec des spécialistes juridiques afin d’identifier les lois, les articles du code du travail et du RGPD qui pouvaient être utilisés pour interpeller cette technologie. Le guide propose une série de 7 questions à se poser sur l’IA. La première est très simple : « Est-ce que mon entreprise ou mon administration utilise l’IA ? ». La deuxième vient ensuite :« Pour quelle finalité ? », est-elle en rapport proportionnel avec l’usage de l’IA. Les autres questions concernent l’impact de l’IA sur la qualité de vie au travail, le contrôle, les rythmes de travail, mais aussi sur l’environnement, les discriminations ; ou encore traitent de la place laissée à l’humain dans la décision finale. Selon les réponses apportées, si l’application est considérée comme insatisfaisante, nous préconisons de manière très pragmatique de ne pas la choisir ou de la modifier. Ces questions simples ont l’objectif de favoriser le dialogue. Elles permettent de se saisir des droits qui existent déjà en matière de formation, de collecte des données personnelles, et de créer une commission dédiée à l’IA. Se pose à ce titre la question des limites du contrôle au travail prévu par le RGPD, dont l’article 22 stipule que l’on peut s’opposer à une décision prise uniquement par un algorithme. Matthieu Trubert (Ugict-CGT) La construction du guide a été encadrée par notre collectif qui traite du travail et du numérique en général, notamment des mutations relatives à la transformation numérique des entreprises et des services publics. Tout est parti du rapport Villani qui, bien que critiqué, a posé des bases en étant assez lucide sur la situation en France. Si l’on raisonne aux niveaux français et européen, derrière la conception et l’implémentation de l’IA, se pose la question de la souveraineté numérique en toile de fond. En novembre 2018, la CGT a organisé un colloque confédéral autour du thème « Où va l’IA ? ». Nous nous sommes appuyés sur un comité scientifique pluridisciplinaire composé d’universitaires, de chercheurs, d’ingénieurs et de représentants syndicaux du monde de l’entreprise (banque, finance, assurance, armement, énergie et environnement…). Une partie de ses membres a participé à la rédaction du guide. Nous souhaitions également ouvrir l’élaboration de ce guide à de nouveaux regards, notamment pour la partie réglementaire. La rédaction s’est déroulée en parallèle avec les négociations de l’accord-cadre européen de juin 2020 dont le chapitre 3 porte sur l’IA et le principe de contrôle par l’humain. Globalement, nous nous sommes positionnés sur un encadrement de l’IA dès sa conception, et sur un cadre réglementaire fort dans son usage. Il est aussi nécessaire de poser la question d’une fiscalité numérique qui puisse favoriser des politiques de redistribution et de développement durable. En outre, si l’IA apporte un gain de productivité, il faut qu’il soit réinvesti dans la formation et dans la diminution du temps de travail. Notre cheminement permet de relier un bon nombre de sujets d’ordre social et sociétal, au-delà même du monde professionnel. Nous soulignons également le travail important qu’il reste à réaliser en matière de formation au niveau du référentiel public métier qui doit être adapté en continu. Quel accompagnement avez-vous mis en place pour diffuser vos guides respectifs ? Franca Salis-Madinier (CFDT Cadres) Le guide a été traduit en anglais afin d’atteindre la communauté européenne. Le but était aussi d’atteindre les militants. Peu d’entre eux étaient prêts à discuter de ce sujet, y compris avec leur direction. Depuis la sortie du guide, plus d’un millier d’exemplaires ont été vendus et j’ai fait le tour de France auprès des équipes au niveaux des fédérations (santé-protection sociale, défense, métallurgie, services-poste-télécoms-médias…) et des unions régionales. Mon objectif principal était de pouvoir échanger pour lever les freins, les peurs, les appréhensions et banaliser le sujet. C’est un sujet syndical car cette technologie impacte le travail, l’emploi, les métiers, les conditions de travail, la sécurité et la santé au travail, ainsi que le management. La régulation au niveau de l’entreprise, c’est la négociation, donc le dialogue, qui débouche sur des accords. Matthieu Trubert (Ugict-CGT) Le plus gros du travail s’effectue en interne, car c’est une technologie qui suscite beaucoup de mythes et de chimères et évolue très vite. Elle est souvent considérée comme de la haute technologie, et c’est le cas, mais de notre côté, nous devons l’aborder d’un point de vue sociotechnique, à savoir : quel impact cela aura sur le travail. Il reste un important travail d’information et de formation à effectuer. Nous consacrons aussi des journées d’étude à ce sujet. Au niveau des entreprises, nous proposons un accompagnement des sections syndicales et des CSE. L’objectif est que ces instances aient la capacité de poser les bonnes questions et de pouvoir critiquer les réponses qui seront apportées. Quelle importance accordez-vous aux niveaux européen et international ? Matthieu Trubert (Ugict-CGT) Au niveau des institutions, il est nécessaire que nous jouions notre rôle d’intermédiaire en toute occasion (ateliers, conférences, négociations, audit, entretiens…), avec l’ensemble des acteurs institutionnels tels que l’ANACT, la CNCDH, la Cour de cassation, France Stratégie, l’Institut de souveraineté numérique, l’IRES, la mairie de Paris, le Sénat, l’Institut syndical européen (ETUI) et Eurocadre au niveau européen, ou encore l’Unesco sur plan international. La première négociation intergouvernementale sur l’éthique de l’IA (« IA de confiance ») a débouché sur une recommandation de l’UNESCO. Elle a le mérite d’exister et permet de constater à quel point il est compliqué d’avoir une vision homogène sur l’éthique au niveau mondial. Les pays, avec certains Etats, n’ont pas la même vision sur les droits de l’homme et l’égalité que nous. Ils ne veulent surtout pas que l’éthique nuise à la question économique, car l’IA représente un marché considérable. On peut en déduire qu’au niveau mondial, cela va être très compliqué, d’où l’intérêt d’avoir une réglementation et une régulation solide au niveau européen. Franca Salis-Madinier (CFDT Cadres) Avec le projet de régulation de l’IA, l’approche de la Commission européenne est basée sur le risque. Les applications à haut risque sont interdites : par exemple, la notation sociale (attribuer une note au citoyen en fonction de son comportement), ou les applications censées interpréter les émotions en se basant sur l’analyse des expressions faciales (sans aucune base scientifique par ailleurs). La confédération européenne des syndicats prend part à ce projet de réglementation à travers un groupe ad hoc qui négocie avec la Commission. La dimension « travail » est absente du projet, le mot « travailleurs » n’est pas présent ; on parle plutôt « d’usagers » et « d’utilisateurs ». Le texte n’est pas suffisamment explicite sur ce que l’on doit interdire au travail. L’Europe n’est pas compétitive aujourd’hui face aux GAFAM et autres géants du numérique asiatiques. Des investissements importants se font en Corée, en Chine, aux États-Unis au détriment de l’Union européenne. Les acteurs qui collectent nos données ne sont pas européens, mais l’Europe peut contribuer à établir une norme éthique en prenant certaines orientations. Par exemple, certifier une machine IA avec un standard européen élevé peut devenir un avantage compétitif pour l’Europe. Comment abordez-vous aujourd’hui la question du dialogue social avec l’intégration de l’IA dans les organisations ? Franca Salis-Madinier (CFDT Cadres) Beaucoup d’entreprises ont intégré l’IA dans leur fonctionnement en l’absence totale de dialogue social. Aujourd’hui, le constat est que le dialogue social manque globalement sur ce sujet. Dans le secteur de la métallurgie, nous avons lancé un projet dédié au design social visant à favoriser l’implication des syndicats et un dialogue social dès la phase de conception. Au sein de la Caisse nationale d’assurance maladie, la CFDT a mis en place une commission sur la protection des données, un sujet transversal qui concerne aussi bien les travailleurs de la CNAM que les patients utilisateurs. Matthieu Trubert (Ugict-CGT) Bien souvent dans les entreprises, on va souffrir de « l’effet boîte noire » alors que des solutions qui contiennent des « briques d’IA » sont mises en place de manière transparente pour les directions. En outre, nous sommes dépendants de solutions d’IA sur catalogue proposées par les plus grands éditeurs. Parfois, sans qu’il y ait malveillance, le sujet « passe à la trappe » parce qu’un élément d’IA, un algorithme dans lequel on envoie des données est pris « pour argent comptant » : « on ne sait pas trop comment ça marche, mais tant pis, on continue d’avancer ». Il y a toutefois quelques exemples de consultation de CSE, lesquels nécessitent une expertise pour pointer les risques. La difficulté de l’expertise, c’est qu’elle ne porte que sur une photographie des risques à un instant T. Il convient de mettre en place des commissions de suivi, ce qui correspond au modus operandi de l’accord-cadre européen. L’enjeu est de réaliser un suivi et une amélioration continue en confrontant dans la durée la solution et sa mise en œuvre à la finalité voulue au départ. Globalement, les entreprises et les services publics en France sont mobilisés sur les questions de travail hybride et de cybersécurité. Ces sujets monopolisent l’attention des affaires sociales et des services informatiques. Beaucoup d’entreprises essayent de gérer les priorités, et pour l’instant l’IA n’en fait pas partie. Notre travail aujourd’hui en tant que syndicat est de continuer de marteler le sujet, de former et d’informer. Pour aller plus loin Nos droits face aux algorithmes Un guide de l’intelligence artificielle PDF - 202.7 Ko Article précédent Article suivant Article précédent Un nouveau scénario pour la négociation collective et l’action syndicale : l’exemple des actions du syndicat espagnol UGT dans la lutte des droits des travailleurs des plateformes de livraison (Espagne) Article suivant Le travail en plateforme et l’algorithme : l’action de la CGIL (Italie) Ceci pourrait vous intéresser Les questions clefs des auditeurs ... Données L’IA facilite-t-elle la surveillance électronique des salariés ? ... Québec Comment se sont diffusées les technologies avancées dans le secteur l’aérospatiale au Québec ? ... Québec Tout découvrir